Interview/ Patrick de la Chevardière, directeur financier de Total

14/01/2009 - 10:45 - Option Finance

(AOF) - Centralien, diplômé d'HEC, Patrick de la Chevardière, 51 ans, est entré chez Total en 1982, comme ingénieur forage à la direction Exploration et Production, fonction qu'il occupe jusqu'en 1989. Il rejoint ensuite la direction financière comme chargé d'affaires et devient, en 1995, directeur du département Opérations et Filiales. En 2000, il est nommé directeur Asie à la direction Raffinage et Marketing. En 2003, il devient directeur financier adjoint avant de prendre les rênes de la direction financière en mai dernier. Dans un environnement chahuté, Patrick de la Chevardière a pour priorités premières de sécuriser ses placements de trésorerie et d'assurer les besoins de financement courants du groupe. Mais pour que ce dernier continue à investir, une baisse des coûts s'impose également.

Après avoir été directeur financier adjoint de Total, vous avez pris la tête de la direction financière en juin dernier, juste avant le rebond de la crise financière. Quelles ont été, dans cet environnement mouvementé, vos priorités ?

L'environnement financier a fondamentalement changé en quelques mois, avec une liquidité qui a disparu du marché et un risque de contrepartie qui doit désormais être géré au plus près. Notre souci premier consiste donc à nous assurer que nous allons retrouver chaque matin la dizaine de milliards d'euros de trésorerie que nous avons à placer. La gestion de la trésorerie est en effet devenue problématique à la rentrée avec la faillite de Lehman, de Fortis… Nous avons mis en place ces derniers mois un suivi quotidien, et non plus hebdomadaire, de nos positions de trésorerie. Je vérifie ainsi deux fois par jour la situation de trésorerie avec nos contreparties, à 9 h 30 et à 18 h 30. Et nous ajustons nos encours de risques de contreparties chaque semaine au minimum, voire chaque jour. Malgré ces précautions, il faut savoir que, ces derniers mois, certains des flux qui devaient nous être versés ont été bloqués. Concrètement, le flux est bien parti de l'institution qui nous devait la somme, mais il a été bloqué au niveau de la banque de clearing – à chaque fois une banque britannique. Officiellement, il s'agissait d'erreurs, mais la confiance que nous avons dans le système de gestion des flux bancaires en a été considérablement affectée.

Comment gérez-vous plus précisément le risque de contrepartie ?

Avant, nous établissions une fois par an la liste des banques avec lesquelles nous voulions travailler, liste qui était revue de manière hebdomadaire. Cette liste, qui comportait 50 banques à l'origine, a été restreinte à une dizaine d'établissements, tous européens. Et nous ne prenons de risque de contreparties qu'auprès de banques que nous connaissons : l'expérience récente montre que le rating des banques n'est plus suffisant pour apprécier le risque de contrepartie. Par ailleurs, nous suivons l'évolution des CDS de ces dix banques : quand un certain seuil est dépassé, nous ne plaçons plus d'argent auprès de l'établissement concerné, qui sort alors de la liste. Et, avant que la banque ne réintègre ce dernier, nous attendons que le CDS ait non seulement baissé, mais soit bien stabilisé. Autre règle, que nous pratiquons cette fois depuis toujours : on ne prête qu'aux banques commerciales, qui nous ont toujours paru plus sûres que les banques d'investissement, en raison de leurs dépôts. Nous nous félicitons aujourd'hui de ce choix, qui n'était pas toujours très bien compris par nos traders. Il est vrai qu'aucun n'avait connu jusqu'alors de faillite bancaire… La crise vient de prouver que le risque de contrepartie n'était plus théorique.

Le fait de ne plus avoir qu'une dizaine de contreparties plutôt que cinquante modifie-t-il votre mode de travail ?

Nous ne gérons plus notre trésorerie dans un objectif unique d'optimisation. La mission première de nos traders est de s'assurer qu'ils auront demain le cash qu'ils ont prêté hier. Nos dix contreparties correspondant aux meilleurs CDS, elles offrent des rentabilités parmi les plus basses du marché, ce qui affecte le rendement de notre trésorerie. Mais peu m'importe : notre métier, c'est de faire en sorte que le cash soit disponible pour les opérationnels quand ils en ont besoin. Nous essayons bien évidemment d'avoir une rémunération raisonnable, mais nous privilégions le risque réduit par rapport à la rentabilité. Toutes ces mesures de sécurité que nous venons de prendre ne seront pas assouplies tant que les banques ne se feront pas à nouveau confiance entre elles. Aujourd'hui, je n'ai pas l'impression que ce soit encore le cas.

Avez-vous modifié vos placements de trésorerie avec la crise ?

Au plus fort de la crise, en septembre, nous avions 13 milliards d'euros de trésorerie : comme les ratings ne voulaient plus rien dire, il fallait gérer au plus sûr. Nous nous sommes donc reportés sur la Banque de France, la Caisse des Dépôts et les risques d'État : on a même prêté à l'État hollandais. Cela a duré une dizaine de jours, après quoi nous sommes revenus sur des banques proches du groupe. Il était normal que nous les aidions et comme, en outre, nous les connaissons bien, nous avions davantage confiance. De façon générale, nous avons toujours participé à la liquidité des banques françaises, sauf dans un cas : quand on s'est aperçu que les rémunérations qui nous étaient proposées par l'une d'entre elles étaient inférieures à celles de la banque de France…

Beaucoup d'entreprises souffrent actuellement de la pénurie de financements. Le durcissement des conditions bancaires concerne-t-il également un groupe de la taille de Total ?

Ma deuxième priorité actuelle, c'est d'assurer le financement du groupe pour ses besoins courants. Or, le marché bancaire s'est fermé : les spreads demandés sont très élevés, pour des montants et des maturités très réduits. Les banques peuvent dire ce qu'elles veulent, elles ne prêtent pas ! Ainsi, en janvier dernier, elles nous assuraient spontanément qu'au cas où nous aurions besoin de financements pour une acquisition, nous pourrions lever 40 à 50 milliards de dollars. Aujourd'hui, la fourchette est réduite entre 10 et 15 milliards. Et pour des maturités très courtes : trois ans maximum avec une durée de vie moyenne de un à deux ans. Sans compter les covenants, qui sont tels que, dès que vous vendez un actif, 50 % du cash doit aller au remboursement des banques ! Pour l'instant, il ne reste donc que le marché obligataire. Nous avons émis en novembre dernier 1 milliard d'euros. Nous aurions pu aller jusqu'à 3 milliards, mais je n'avais pas envie de geler une telle somme avec un spread de 145 points de base. Ces conditions sont chères, même si les offres des banquiers, dans la semaine qui précédait l'opération, variaient entre 220 et 170 pb et que certains de nos grands concurrents ont payé 20 à 30 pb de plus. Il est très difficile de savoir où est le marché. Le CDS d'Exxon, qui doit avoir plus de 50 milliards de dollars de cash, est de l'ordre de 70 points de base, ce qui est assez irrationnel. Néanmoins, nous avons un programme obligataire important en 2009 et nous projetons de revenir sur le marché en début d'année, en espérant que les spreads se seront resserrés lors de la prochaine fenêtre.

Quelle est la politique de financement du groupe ?

Elle s'est toujours caractérisée par sa prudence. Par exemple, certains de nos grands concurrents se financent sur le marché du Commercial Paper. Chez Total, il n'est pas pensable de financer des activités de long terme avec des financements courts. Nous avons simplement 1 milliard de Commercial Paper en dollars et 1 milliard d'euros de billets de trésorerie. L'essentiel de nos financements est constitué d'emprunts obligataires, en raison de leur coût avantageux et de leur maturité longue. Nous voulons en outre toujours avoir un volant de liquidités disponibles. Ces liquidités sont constituées d'abord de notre trésorerie, qui varie entre 10 et 13 milliards suivant les moments, selon que l'on a versé un acompte sur dividende ou le solde du dividende. Nous disposons également d'environ 5 milliards d'euros de lignes de crédit stand-by. Enfin, nos actions Sanofi-Aventis représentent environ 8 milliards d'euros. Nous avons donc potentiellement un volant d'une vingtaine de milliards d'euros disponibles. Autre exemple de gestion prudente, nous avons profité du cash flow important que nous a procuré la flambée du prix du pétrole au premier semestre pour réduire notre dette : notre gearing était en septembre de 15 %, alors qu'il est en général à cette époque de 25 %. Quand nous avons pris cette décision en juin avec le directeur général, Christophe de Margerie, les actionnaires auraient préféré que l'on procède à un rachat d'actions, maintenant ils sont contents qu'on ne l'ait pas fait !

La baisse des taux vous a-t-elle incité à modifier la partie fixe et variable de votre dette ?

Sauf exception, nos emprunts sont à taux variable. Nous avons en effet réalisé plusieurs études pour comparer l'intérêt des taux fixes par rapport aux taux variables sur période longue, parce que nous raisonnons sur dix ans minimum. Or, on s'est aperçu que les fenêtres de tirage à taux fixe étaient extrêmement réduites pour que sur dix ans les taux fixes coûtent moins cher que la moyenne des taux variables, et ce en raison du coût de portage. Les taux longs sont en effet normalement plus chers que les taux courts, ce qui vous coûte instantanément. Et actuellement, le portage coûte cher. Nous n'avons donc pratiquement pas d'encours à taux fixe. Compte tenu de la récente baisse des taux, nous nous interrogeons néanmoins pour les augmenter.

Quelle est votre politique de couverture ?

Notre principe de base, c'est que nous ne vendons pas à terme nos productions. On vend au prix du marché le jour où la production sort. En revanche, quand un fournisseur vend un équipement en dollar à une entité qui se finance en euro, on met en place une couverture de change. Notre politique est donc de couvrir en permanence notre exposition au change. Je dis souvent aux opérationnels que leur métier est de produire au meilleur coût. En revanche, la direction financière est là pour couvrir tous les risques de change, de volatilité... Les filiales ne sont d'ailleurs pas habilitées à couvrir leurs positions, ces dernières étant toutes centralisées au niveau de la trésorerie groupe.

Comment gérez-vous l'évolution du prix du baril ?

C'est très simple : nous disons à nos investisseurs que, lorsqu'ils achètent du Total, ils achètent un outil de production et que la production sera vendue au prix de marché. Fondamentalement, nous ne gérons pas la volatilité du prix du brut. Nous avons au sein du groupe une activité trading brut produits, qui me rapporte directement, et dont le métier est d'approvisionner les raffineries, de vendre le brut des filiales exploration-production et de faire du trading : le seul moyen de bien vendre et de bien acheter, c'est d'être présent sur les marchés. Ces équipes d'une centaine de traders prennent des positions spéculatrices, qui sont encadrées par une autorisation du comité exécutif, concernant le nombre de barils traités, de stocks, le maximum de pertes ou de gains qu'ils peuvent faire si le marché décale d'un certain montant… Mais elles le font au sein d'un périmètre fermé qui a son propre compte de résultat. Toutes les ventes et tous les achats de produits pétroliers passent par l'entité trading brut produits, qui gère la position globale du groupe. L'activité a dans l'ensemble été très bonne l'année dernière.

Alors que le cours du baril est tombé en fin de semaine aux environ de 40 dollars, il faudrait qu'il soit selon vous entre 50 et 60 dollars pour que les projets en cours soient rentables. Pourquoi ?

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