Les enjeux pétroliers - entretien avec Benjamin Louvet (OFI AM) - 3/3

03/04/2020 - 19:01 - Sicavonline - La Rédac' (mis à jour le : 04/05/2020 - 12:48)
Les enjeux pétroliers - entretien avec Benjamin Louvet (OFI AM) - 3/3

Après avoir traité de l’épineux sujet du stockage, ce troisième et dernier volet de l’interview de Benjamin Louvet, spécialiste des matières premières, aborde l’après-coronavirus et la possibilité de subir un choc pétrolier majeur.

VB : On vous retrouve pour la troisième partie de notre entretien consacré au pétrole et l'une de vos craintes Benjamin est qu'en sortie de crise du coronavirus, on ait une sorte de double peine, c'est-à-dire un choc pétrolier majeur qui vienne se rajouter au coût humaine et économique déjà élevé de la crise sanitaire. Qu'est-ce qui vous fait redouter ce scénario ?
  
Benjamin Louvet : La crise sanitaire provoquée par l’épidémie de Covid-19 actuelle entraîne un très fort repli de la consommation pétrolière, qui a provoqué une chute sévère des prix du pétrole. Le recul des prix pose problème à un certain nombre d'acteurs. Les grands acteurs du secteur pétrolier ont commencé à annoncer des réductions d'investissements et un certain nombre de sociétés, au premier rang desquels des pétroliers de schiste, se retrouvent dans une situation financière qui pourrait à terme en mener certaines à la faillite dans les mois qui viennent. Cela aurait de multiples incidences. Je rappelle qu'en situation normale la consommation de pétrole dans le monde aujourd'hui est d'à peu près 100 millions de barils par jour. Sur ces 100 millions de barils par jour, près de 90 M proviennent du pétrole conventionnel et à peu près 10 millions du pétrole non conventionnel, c'est-à-dire des pétroles de schiste américains et des sables bitumineux canadiens. Au sujet du pétrole conventionnel, il faut savoir que quand l'on exploite un puits de pétrole, on retire du pétrole au fur et à mesure du puits et la pression à l'intérieur du puits diminue, ce qui fait que plus le temps passe, moins il y a de pétrole qui remonte naturellement, ça s'appelle la déplétion naturelle. En matière de pétrole conventionnel, la déplétion est de l'ordre de 4 à 5 % en temps normal. Aujourd'hui, elle est en train d'augmenter un peu, on va y revenir. Donc, pour arriver à ne serait-ce que maintenir la production constante, il faut investir dans des moyens qui permettent de réinjecter de la pression dans les puits de façon à maintenir le flux constant ou alors pour lancer des nouveaux puits. Ces investissements ont été chiffrés par l'OPEP fin 2015 −on parle bien des investissements nécessaires ne serait-ce que pour maintenir la production de pétrole conventionnel à un niveau constant−, à 63 milliards de dollars, et cela fait maintenant quatre ans que compte tenu du ralentissement des prix du pétrole, je ne vous parle même pas de ce qui est en train de se passer, on n'a investi que 45 milliards de dollars par an, c'est-à-dire qu'il manque à peu près un tiers des investissements. Là, avec la baisse récente que l'on a connue, la baisse des investissements accélère encore. Or les investissements dans le pétrole conventionnel portent à cinq ans à peu près. Donc, on sait, comme on a commencé à réduire les investissements il y a quatre ans, que la production naturelle des puits de pétrole conventionnel va commencer à baisser.

Il faut aussi avoir en tête que les puits de pétrole conventionnels ont de toute façon atteint leur pic de production et cela, il y a maintenant un peu plus de dix ans. Ce n’est pas moi qui le dis mais l'Agence Internationale à l'Energie qui l'a écrit pour la première fois officiellement dans son rapport du World Energy Outlook publié en novembre 2018 où elle indique que "le pic de production de pétrole conventionnel a été dépassé en 2008", ce qui veut dire que depuis la production conventionnelle ne croît plus. Dans le même temps, on a découvert le pétrole non conventionnel et notamment le pétrole de schiste qui, lui, a continué son développement, ce qui a permis de faire face à l'augmentation de la consommation. Mais si on regarde plus loin, l'Agence Internationale à l'Energie (AIE) dans le même rapport, le World Energy Outlook 2018, a essayé de se projeter à un horizon 2025, un horizon sur lequel on a encore une assez bonne visibilité. A horizon 2025, elle prévoyait avant la crise du coronavirus (ce qui signifie que cette prévision sera peut-être un peu retardée par les événements que l'on connaît actuellement) une consommation dans le monde de 15 millions de barils par jour, ce qui correspondait à peu près à une hausse de 1 million de barils par jour de la consommation chaque année jusqu'en 2025,ce qui est assez cohérent avec ce qu'on a connu ces dernières années, voire même plutôt prudent. L'AIE mettait au regard de cela la production de pétrole conventionnel. On connaît les projets qui sont actuellement votés et qui devraient rentrer en production dans les années qui viennent. L’AIE postulait que l'on gardait le même rythme d'investissement que ces dernières années dans les prochaines années. Une fois qu'elle avait fait tout ça, elle disait « écoutez, tout le reste, tout ce qui nous manque doit venir du pétrole de schiste, de la croissance du pétrole de schiste » et du reste, elle le mesurait, elle disait « il faudrait que d'ici 2025 les producteurs de pétrole de schiste mettent en production une production supplémentaire de 1 à 12 millions de barils par jour. »

VB : Ce qui semble assez impossible à atteindre.

Benjamin Louvet : Oui, pour rappel depuis 2008, sur les 12 dernières années, la production de pétrole de schiste a atteint les 8 millions de barils par jour, donc il faudrait que les producteurs de pétrole de schiste fassent quasiment une fois et demie ce qu'ils ont fait lors des 12 dernières années, sachant qu'alors leur accès au crédit était illimité, puisque, à cette époque-là, les investisseurs étaient beaucoup moins regardants pour leur prêter de l'argent. Les pétroliers de schiste avaient aussi des actifs de meilleure qualité parce que ces producteurs sont relativement logiques. Ils ont commencé à forer là où ils avaient le plus de chances de trouver du pétrole et puis ils ont fait ça dans un contexte où les prix du pétrole étaient plus élevés. Maintenant, il faudrait qu'ils réalisent une augmentation plus importante en n’ayant plus tous ces éléments de soutien de leur production. L'AIE, au demeurant, ne dit pas que c'est impossible parce que c'est un organisme rattaché à l'OCDE et qui reste par conséquent politiquement correct. Elle se contente de dire que cela ne s'est jamais vu. Mais dans le contexte où on est aujourd'hui, dans lequel 1) les pétroliers de schiste, du moins certains, pourraient disparaître, 2) que les investissements dans le pétrole conventionnel ralentissent, cette équation pourrait être très difficile à tenir, et ça voudrait donc dire qu'à un horizon de peut-être 18 à 24 mois, une fois la crise du coronavirus passée, on pourrait se retrouver très vite, alors qu'on a l'impression aujourd'hui de nager dans le pétrole, dans une situation où le manque de pétrole se ferait cruellement ressentir. On pourrait donc enchaîner notre crise sanitaire avec un choc pétrolier très négatif pour une économie qui n'aurait vraiment pas besoin de ça, vu qu'elle serait en train d'essayer de se reconstruire après l'impact très violent de la crise du coronavirus.

VB : Pour éviter ce goulet d'étranglement, il faudrait que la transition énergétique se fasse à cadence très rapide, mais comment est-ce possible dans le contexte actuel ?

Benjamin Louvet : c'est vrai qu'aujourd'hui ces problématiques sont passées un peu au second plan mais je pense que la sortie de la crise du coronavirus pourrait être l'occasion d'essayer de repenser un petit peu notre économie, tant celle-ci va être affectée. Il est peut-être temps d'envisager d'accélérer la transition énergétique. Le problème est que quand l'on regarde à quoi est utilisé le pétrole aujourd'hui, il l’est principalement pour le transport. Or il faut le dire, certes aujourd'hui on a commencé le développement de la technologie des batteries, des véhicules électriques, la technologie de l'hydrogène, la technologie des véhicules à gaz mais ces technologies sont encore assez balbutiantes et ne constituent pas une alternative solide et crédible à très court terme pour le pétrole. Je prendrai un seul exemple. Si on regarde la capacité de production de batteries dans le monde à horizon de l'année prochaine, l'ensemble des factories (usines) qui sont installées un peu partout dans le monde devrait permettre de produire des batteries pour à peu près 4 millions à 4 millions et demi de véhicules par an. Pour rappel, il se vend aujourd'hui dans le monde entre 95 et 100 millions de véhicules par an, donc ça restera anecdotique et encore plus lorsque l’on considère tout le stock : aujourd'hui, il y a plus d'un milliard de véhicules qui sont déjà en circulation. Donc, la consommation de pétrole va être très dure à limiter dans les années qui viennent mais peut-être qu'il y a là une piste pour essayer d'éviter ce choc, pétrolier, parce que de toutes façons, il faudra qu'on diminue la consommation des hydrocarbures, des énergies fossiles, parce que le défi du changement climatique est le plus gros défi qui nous attend une fois la crise sanitaire que nous connaissons aujourd'hui passée, et celui-ci sera au moins aussi important et au moins aussi vital que n'est celui qu'on connaît aujourd'hui.

VB : Mais malheureusement pour nous, on ne pourra pas décréter la transition énergétique. Le pétrole reste essentiel pour un certain nombre d'activités notamment le transport et vous le rappeliez à un moment de cet entretien Benjamin : un camion sur trois en France transporte de la nourriture. Donc, ne serait-ce que pour la chaîne logistique aujourd'hui il n'y a pas de substitut immédiat au pétrole…

Benjamin Louvet : Tout à fait, gageons que la situation qui nous aura touchés tous de façon très profonde nous amènera à réfléchir à ce que nous voulons pour demain. Il faudra faire des efforts pour ce qui est du pétrole sur la sobriété, sur l'optimisation des moteurs, mais il faudra aussi beaucoup réfléchir aux autres problématiques, notamment celle de la production d'énergie. C'est là à mon avis qu'on peut effectuer énormément de gains en passant sur des énergies non carbonées, et puis reste la problématique de l'habitat aussi qui est une problématique importante. Aujourd'hui, il y a beaucoup de gains à faire : on peut remplacer des chaudières à fuel, des chaudières à gaz par des pompes à chaleur là où c'est possible, on peut isoler davantage les maisons, ça permettrait des économies d'énergie extrêmement importantes qui nous accéléreraient cette transition énergétique nécessaire, indispensable. Il va falloir se passer des énergies fossiles parce que, comme on vient de le rappeler avec ce déséquilibre de l'offre et de la demande à un horizon aussi court que 2025, ces énergies sont disponibles en quantité limitée. Donc, soit on organise la transition énergétique, soit on la subira, et à ce moment-là, ce sera sans doute encore plus désagréable. Il faut se mettre en ordre de marche aujourd'hui pour essayer de trouver des solutions vraiment valables pour remplacer les énergies fossiles.

VB: si je vous suis bien la direction est claire, on n'aura pas le choix, il faudra aller vers de nouvelles solutions mais le chemin risque d'être cahoteux pour les atteindre.

Benjamin Louvet : On peut résumer les choses ainsi Vincent, mais ce que l'on peut dire c'est que l'homme a toujours eu beaucoup de ressources face à ces grands défis. Gageons que cette fois-ci encore, on arrivera à trouver des grandes idées. Beaucoup de gens travaillent sur des énergies alternatives, que ce soit sur la fusion nucléaire, avec le projet ITER ou d’autres en cours en Chine. Il y a beaucoup de gens qui travaillent sur les énergies renouvelables, sur la sobriété également. On a plein de projets sur la capture du carbone aussi qui est une solution qui pourrait être très utile. Il y a beaucoup d'éléments qui nous permettent d'espérer et de croire en une solution mais effectivement le challenge est extrêmement important et je le rappelais il est vital puisqu'il s'agit de la survie de notre économie d'abord et de notre espèce après.

VB: il y a aussi une autre question qui se pose quand on parle de transition énergétique : est-ce que la chute des cours pétroliers ne va pas avoir une incidence très négative sur le développement des énergies renouvelables ?

Benjamin Louvet : C'est une vraie question, et c'est difficile d'avoir une réponse définitive là-dessus. On peut se dire que ça peut être l'occasion justement de réfléchir à transformer notre économie, en se disant qu'un certain nombre d'acteurs dans le secteur du pétrole vont disparaître, et que c'est l'occasion de repenser notre modèle et de développer plus rapidement les énergies renouvelables. A l'inverse, le problème est que l'accès peu cher à une énergie fossile (qui est une énergie très dense et donc très pratique) peut pousser un certain nombre d'acteurs à se re-développer dans ce secteur-là. J'ajoute que le développement dans le secteur des énergies fossiles n'est pas du tout arrêté, contrairement à ce que l'on pourrait penser compte tenu des accords de Paris. Il y a aujourd'hui 252 centrales à charbon en construction dans le monde. Aujourd'hui avec la crise économique provoquée par le coronavirus, les prix du charbon se sont effondré. Cela pourrait donner envie à un certain nombre de pays, peut-être moins sensibles pour l'instant à ces problématiques énergétiques, de vouloir re-développer des énergies fossiles et profiter un peu de ce facteur de prix bas. Ce qu'il faut comprendre, c'est que le meilleur remède au prix du pétrole cher c'est le pétrole cher, parce que si le pétrole est très cher, eh bien peut-être qu'on essaiera de trouver des alternatives pour s'en passer. Quand le pétrole n'est pas cher, très souvent la solution de facilité, c'est de continuer à en consommer toujours plus. C'est un risque. Dfficile aujourd'hui de savoir quelle est la partie qui va l'emporter : est-ce que c'est le bon sens ou au contraire l'avidité et le besoin de réaliser des profits ? J'espère que c'est le bon sens qui l'emportera et que l'on optera pour une modification de notre système énergétique, parce que il est aujourd'hui indispensable.

Les deux premières parties sont à retrouver ici :

Les enjeux pétroliers - entretien avec Benjamin Louvet (OFI AM) -1/3

Les enjeux pétroliers - entretien avec Benjamin Louvet (OFI AM) -2/3


 

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