La "fair value" remise en question par les institutionnels

15/04/2008 - 18:25 - Option Finance

Si la notion de juste valeur contenue dans les normes comptables IFRS a été longtemps l'objet de critiques théoriques de la part des investisseurs institutionnels, la crise qui touche actuellement les marchés financiers fournit un exemple concret de ses limites et relance le débat sur la pertinence des prix du marché.

La SEC, aux Etats-Unis, a créé l'événement fin mars en envoyant une lettre à trente grandes compagnies d'assurances pour préciser l'application, à partir du 1er janvier 2008 de la norme FAS 157 : la commission indique que certains actifs complexes peuvent être valorisés sur la base de suppositions, dès que celles-ci sont justifiées en annexe s'il n'y a plus de marché ou si la liquidité est trop faible pour que les prix soient pertinents. Un geste qui rouvre le débat sur la valorisation des actifs financiers. En effet, alors que la volatilité des marchés actions atteint de très hauts niveaux depuis trois mois, les investisseurs européens commencent à s'insurger contre la comptabilisation de certains actifs financiers à la "juste valeur", imposée par les normes IFRS. "La crise des marchés a mis en évidence le risque lié à la valorisation en valeur de marché", estime Jean-Pierre Grimaud, président de l'Association française des investisseurs institutionnels (AF2i).

La transparence en doute

La norme IAS 39, en particulier, concentre les critiques des investisseurs : reflétant la réalité de l'instant, elle impose la valorisation des actifs financiers dans les comptes des entreprises à la valeur du jour, de revente ou de remplacement. Cette règle, dite du "mark to market", est à l'origine de nombreuses dépréciations d'actifs dans les comptes annuels des grandes sociétés financières l'année dernière. "L'impact de cette méthode de valorisation a été important en 2007, le bilan ne reflétant pas toujours la valeur économique des actifs, explique Jean-Pierre Grimaud. Par exemple, pendant la crise, il devenait impossible de vendre un simple ABS (asset-backed security). Cela ne voulait pas dire pour autant que tous ces crédits allaient faire défaut : ils conservaient une valeur à long terme alors que le marché n'existait plus." Un paradoxe, puisque ces règles ont vu le jour pour améliorer la transparence et mieux refléter la réalité économique des entreprises. Au moment même où les investisseurs s'interrogent sur l'opacité et les risques comportés par certains actifs, pourquoi le principe de "fair value" n'est-il pas défendu ? "Trop d'information mal digérée tue l'information, affirme Jean-Pierre Grimaud. La lecture des comptes financiers devient indigeste à force d'explications qui ne sont pas toutes pertinentes. L'argument de la transparence est une façon de se défausser : sous prétexte d'une transparence accrue, on fait porter la responsabilité à d'autres." Par ailleurs, les normes IFRS sont jugées inadéquates par certains, car elles renforcent la volatilité des comptes et diminuent leur compréhension sur de longues périodes. "La lisibilité n'est pas plus garantie avec ce référentiel qu'avec le précédent. Comme pour le secteur de l'assurance, où la lecture des comptes est perturbée par la volatilité induite par les normes IFRS", indiquait Philippe Chaumel, directeur de la gestion des Sicav et FCP chez Rothschild gestion, dans une étude de l'AFG publiée en décembre 2007 ("Points de vue d'investisseurs sur la mise en œuvre des IFRS") et menée par Carlos Pardo et Nicolas Véron auprès des investisseurs. Cette enquête mettait déjà en exergue les impacts des normes IFRS dans la stratégie de gestion. Lors de la crise, la communication des entreprises n'a souvent contribué qu'un peu plus à la confusion des marchés et à la perte de confiance des investisseurs : "compte tenu de la très grande volatilité des prix sur le marché du crédit, les institutionnels ont annoncé des provisions puis les ont révisées, plus souvent à la hausse qu'à la baisse : le mauvais fonctionnement des marchés a, par ricochet, fait naître un doute sur la transparence réelle des entreprises", indique Jean-Pierre Hellebuyck, vice-président d'Axa IM. Cette communication erratique est liée à l'obligation, pour les sociétés cotées, de publier des comptes trimestriels. Une contrainte qui se conjugue mal avec la nécessité pour les investisseurs de gérer à long terme.

La focalisation sur le court terme

"Avec la règle de la "juste valeur", l'IFRS focalise la valorisation sur le court terme, alors que la vraie création de valeur procurée par un actif dépend de son prix de vente, pas de la variation de son prix pendant l'exercice comptable", soulignait Thibaud de Vitry, directeur de la gestion et de la relation avec les compagnies d'assurances Axa, dans le document de l'AFG. Une vision "courtermiste", qui, ajoutée à la crise de confiance des marchés, entraîne des achats d'actifs quand les prix sont élevés et des ventes forcées quand les prix baissent, ce qui accentue considérablement la volatilité des marchés. Toutefois, "il serait faux d'imputer aux IFRS la crise actuelle des marchés, indique Jean-Pierre Hellebuyck. Cette dernière n'a fait que mettre au jour leurs limites." La pertinence du prix de marché reste toutefois non démontrée. "Jusque-là, on pensait que le marché avait toujours raison, mais on s'aperçoit à présent que les choses sont plus compliquées : le marché peut disparaître", estime Jean-Pierre Grimaud. Les investisseurs s'interrogent aujourd'hui sur une nouvelle méthode de comptabilisation, qui serait à la fois transparente et pertinente lorsque les marchés sont désorganisés. "Cependant, la profession ne peut modifier les règles comptables ou de solvabilité, conclut Jean-Pierre Grimaud. Les institutionnels continueront donc de les appliquer." Certains institutionnels n'en espèrent pas moins que les autorités se livrent à un toilettage de ces règles. Au vu des dégâts causés en 2007, le débat n'est pas prêt d'être clos. Anna Casal Flottes