Interview / Fabienne Lecorvaisier (Air Liquide)

19/04/2010 - 10:45 - Option Finance

(AOF) - Diplômée de l'Ecole nationale des Ponts et Chaussées, Fabienne Lecorvaisier a débuté dans la banque, à la Société Générale puis chez Barclays et à la Banque de Louvre. En 1993, elle rejoint le monde de l'entreprise en entrant chez Essilor en tant que directeur du développement. Début 1996, elle est nommée directeur finance et informatique d'Essilor of America avant d'être promue cinq ans plus tard directeur financier du groupe, puis en 2007 directeur de la stratégie et des acquisitions. Nommée directeur finance et administration d'Air Liquide en octobre 2008, elle a vu ses fonctions élargies en janvier dernier au contrôle de gestion, qui dépendait jusqu'alors de la direction générale. Pour Air Liquide, la crise aura été l'occasion de remettre à plat la gestion financière de l'entreprise, comme certains aspects de l'organisation de la fonction finance. Avec à la clé, un enjeu important pour Fabienne Lecorvaisier et ses équipes  : adapter les objectifs financiers du groupe à son nouveau portefeuille de projets, très concentré dorénavant sur les économies émergentes.

Vous avez pris vos fonctions chez Air Liquide en pleine crise financière, en octobre 2008. Comment avez-vous vécu cette période ?

A la suite de la faillite de Lehman Brothers, j'ai même commencé à travailler pour Air Liquide trois jours plus tôt que prévu ! La période a évidemment été très difficile car je découvrais un nouveau groupe, relativement complexe en raison de sa présence dans de nombreux pays et de la diversité de ses activités. Mais en même temps, un des avantages de la crise a été de remettre la problématique financière au coeur des préoccupations. Elle a permis de faire avancer à la fois les états d'esprit et l'organisation des sociétés. Nous nous sommes ainsi très vite concentrés sur la gestion des flux et du besoin en fonds de roulement car les ressources financières sont devenues très brutalement beaucoup plus rares et plus coûteuses, même pour un groupe comme le nôtre. Cela nous a permis de faire des progrès très rapides en termes de prévision de cash-flow, de suivi des encours clients... Nous avons réalisé en quelques mois ce que nous aurions probablement accompli en plusieurs années en temps "normal".

Quelles ont été vos priorités immédiates ?

Après le choc de l'automne 2008, les marchés étaient en pleine crise de liquidités et nos banquiers nous expliquaient qu'ils ne pouvaient plus nous prêter. Notre objectif pour 2009 a donc été d'être "autosuffisants" : il fallait faire en sorte que nos cash-flows financent à la fois les dividendes que nous voulions continuer de verser à nos actionnaires, et l'ensemble de nos investissements. La gestion de l'entreprise a été recentrée autour de ces objectifs. Nous avons appelé ce plan "cash, cost, capex", (les 3 C), et une équipe a été chargée de parcourir le monde pour aider nos filiales à renforcer leur programme de productivité, et à prendre les mesures nécessaires pour optimiser leur gestion de trésorerie. Nous avons également mis en place une position de trésorerie consolidée, avec une prévision mensuelle de cash-flow sur 12 mois glissants. De son côté, le programme Alma de croissance compétitive, qui était déjà lancé depuis 2008, a vu l'accélération de certains de ses projets. Par exemple, alors que nous avions initialement prévu de réduire les coûts de 600 millions d'euros sur trois ans, nous avons déjà dégagé 590 millions d'économies en 2008 et 2009 et nous prévoyons au minimum 200 millions supplémentaires en 2010. Au total, ces mesures ont été efficaces puisque non seulement nous avons été "autosuffisants" mais nous avons également réussi à réduire notre dette nette, passée de 80 à 63 % des capitaux propres en 2009.

Quelle a été votre stratégie de financement ?

Après la chute de Lehman, les relations sont devenues plus tendues avec certains de nos partenaires bancaires, ainsi qu'avec les agences de rating. La fin 2008 et le début 2009 ont été très durs à vivre pour les équipes financières car les opérations étaient souvent compliquées et conflictuelles. La situation a commencé à se normaliser à partir de septembre dernier. Dans l'intervalle, nous nous sommes davantage tournés vers les marchés pour nous financer. Dans cette optique, il était très important d'améliorer nos ratios bilanciels pour être sûrs de conserver notre rating A. Lorsqu'en décembre 2008, le groupe a levé sur le marché obligataire 200 millions d'euros, il y avait en effet 3 % d'écart de prix entre un émetteur noté A et un BBB. Suite à l'émission obligataire de 400 millions d'euros de mai 2009, la part de l'obligataire représente désormais près de 70 % de nos financements. Avant la crise, la répartition entre financements bancaires et financements de marchés était plutôt de 50/50. Aujourd'hui, la liquidité revient progressivement sur le marché bancaire, et les coûts ont été divisés par deux par rapport à fin 2008 mais ils sont encore trois fois supérieurs à leur niveau d'avant crise. Nous concentrons donc nos financements bancaires sur les pays où nous ne pouvons pas faire appel au marché ni aux prêts intra-groupes. Au total, nous recentrons nos relations bancaires autour d'une quinzaine de banques, là où nous en avions 65 en Europe ! Ces banques doivent être capables de nous financer à l'international. En contrepartie, nous leur confions la gestion de nos flux, nos opérations de change, de M&A... de manière à bâtir avec elles un partenariat équilibré et solide.

La crise a-t-elle eu un impact sur la gestion de trésorerie ?

Nous avons toujours été très stricts sur les placements, qui sont effectués sur des certificats de dépôt avec des contreparties AA+. Au début de la crise, nous avons par ailleurs créé un nouveau poste, confié à un auditeur interne qui est entièrement dédié à la trésorerie : celui-ci se rend dans les filiales et vérifie la façon dont elles gèrent leur trésorerie et l'application des procédures. Par ailleurs nous avons pour projet en 2010 de poursuivre le recentrage des opérations sur la trésorerie centrale, notamment les opérations de change et de dérivés et les autorisations de placements.

Le fait que la trésorerie ne soit pas complètement centralisée ne risquait-il pas d'être préjudiciable en temps de crise ?

Historiquement, la gestion d'Air Liquide était plutôt décentralisée, ce qui correspond à l'esprit entrepreneurial qui a fait le succès du groupe. La crise nous a toutefois conduits à centraliser progressivement tout ce qui concerne la gestion des moyens au sein de la trésorerie centrale. Il existe un "cash pooling" sur toute l'Europe, un autre aux Etats-Unis. Dans les pays où il n'est pas forcément possible de rapatrier les fonds, nous les plaçons localement. La trésorerie centrale doit alors donner son accord sur le choix des contreparties. Nous sommes néanmoins actuellement en train de systématiser la mise en place du cash pooling en y intégrant toutes les filiales, même les plus petites. Le projet SEPA (single euro payments area) est à ce titre une bonne occasion de remettre à plat la relation bancaire, les systèmes de paiement et la centralisation de la trésorerie en Europe.

Quand on a, comme Air Liquide, plus d'un million de clients, comment améliore-t-on leur suivi ?

Si les petits clients étaient bien suivis, la gestion des grands clients était en revanche moins formalisée. 12 % de notre chiffre d'affaires repose sur 10 clients et ces grands groupes internationaux n'avaient jamais eu de soucis financiers. Chaque filiale suivait ses clients mais nous n'avions pas de vision mondiale sur les encours et les retards de paiement de chaque client. Très vite, nous avons mis en place un reporting mensuel consolidé sur nos 120 clients mondiaux les plus importants. Nous avons également développé un forum d'échanges entre les différents pays qui étaient en négociation avec les entités d'un même client pour adopter une attitude commune. Nous avons aussi identifié les clients les plus risqués et négocié avec eux des mesures plus drastiques, du type prépaiement ou paiement à la livraison, afin d'essayer de limiter les risques. Finalement nous n'avons enregistré qu'un nombre très limité de faillites et nous avons réussi à en limiter le coût financier, qui est resté marginal.

Plus globalement, quels enseignements tirez-vous de la crise ?

D'abord, nous allons être plus enclins dans le futur à remettre en cause nos certitudes. Tout ce qui est arrivé au cours des deux dernières années était absolument inimaginable. Nous devons être plus réceptifs aux signaux d'alerte. La crise a par ailleurs rappelé que le moteur du développement d'une entreprise repose sur son cash-flow. Avant cette crise, les équipes opérationnelles avaient tendance à avoir l'oeil rivé sur le compte de résultat. Or nous sommes dans un métier très capitalistique : notre intensité capitalistique est souvent égale ou supérieure à 2, ce qui signifie qu'il faut dépenser entre 2 et 3 euros pour produire un euro de chiffre d'affaires. La qualité de l'investissement, notre capacité à dégager du cash-flow et l'équilibre du bilan sont donc des éléments critiques pour notre futur. Autres enseignements majeurs de la crise : le monde a changé et les fondamentaux de la croissance à venir seront différents. On le voit à travers notre portefeuille de projets et d'investissements : avant la crise, il reposait à 50 % sur les économies matures et à 50 % sur les économies émergentes. Désormais il se concentre à 80 % sur ces dernières. Cela suppose une organisation, un profil de risques différents... Un des grands chantiers de l'année va donc consister à remettre à plat notre analyse des marchés, de leur potentiel et à revoir le chiffrage de nos objectifs à moyen terme (croissance, marge, investissement, etc.) en les adaptant à cette nouvelle donne.

Quels sont vos autres chantiers pour l'année ?

D'abord, nous voulons avancer dans la convergence des systèmes financiers. La grande autonomie des filiales se traduit par une multiplication des systèmes informatiques. L'objectif est que les systèmes financiers disposent au moins de la même architecture et puissent communiquer. Nous allons commencer par développer des principes communs qui permettront d'interfacer les systèmes de manière standard. Nous aurons ainsi la même structure d'information dans tous les systèmes, ce qui constituera déjà un progrès important. Par ailleurs, un autre projet concerne la communication financière. Dans l'univers des gaz industriels, il existe relativement peu d'acteurs mondiaux et Air Liquide se retrouve souvent intégré au secteur de la chimie. Les analyses globales sur le secteur nous comparent ainsi à BASF... Or nos fondamentaux sont très différents de ceux de l'industrie chimique ! Aujourd'hui nous communiquons avec des indicateurs relativement standards. Nous réfléchissons actuellement pour en identifier d'autres, qui soient spécifiques à notre métier, et qui nous permettent de nous différencier du secteur chimique et de mieux nous comparer à nos pairs.

Pourquoi ne pas l'avoir fait plus tôt ?

La communication financière vers les analystes et les investisseurs institutionnels est relativement récente chez Air Liquide. Pendant très longtemps, le groupe s'est en effet concentré avant tout sur ses actionnaires individuels et sa relation avec eux est unique en France. Pendant les six-huit premiers mois de la crise, certains institutionnels sont sortis du capital alors que les actionnaires individuels se sont montrés extrêmement fidèles et ont même renforcé leur participation. Pendant les six premiers mois de 2009, nous avons enregistré plus d'ordres d'achat que de vente de leur part, ce qui marque un vrai témoignage de confiance. Aujourd'hui, les particuliers représentent 38 % du