"Il faut lutter contre l'opacité des marchés" (J-P. Jouyet, pdt de l'AMF)

27/09/2010 - 10:45 - Option Finance

(AOF) - Figurant parmi les enjeux majeurs de la sortie de crise, la réforme de la régulation financière internationale avance depuis deux ans à petits pas. Elle recouvre, il est vrai, des sujets multiples, très techniques, dont la complexité est encore accrue par leur caractère politique. Nommé à la tête de l'AMF en décembre 2008, en pleine crise, Jean-Pierre Jouyet fait le point sur les avancées des différents chantiers en cours, et sur les progrès qu'il reste encore à accomplir.

AOF : Depuis la faillite de Lehman Brothers, en 2008, beaucoup d'annonces ont été faites pour mieux réguler le système financier international, mais on constate encore peu de réalisations concrètes. Comment l'expliquez-vous ?

Jean-Pierre Jouyet : Plusieurs grands changements sont tout de même intervenus depuis deux ans. D'abord, on a assisté à une prise de conscience politique : les sujets de régulation financière sont devenus des enjeux politiques dans tous les grands pays développés et dans une moindre mesure dans les grandes puissances émergentes, comme l'illustre l'instauration du G20. Le second phénomène important concerne le changement de l'architecture internationale. La mise en place du G20, les renforcements du pouvoir du FMI, la création du Conseil de stabilité financière ont permis de favoriser les échanges d'informations entre régulateurs et de mieux traiter les sujets financiers d'ordre structurel. L'architecture européenne se modifie aussi puisque des agences de supervision des banques, des assurances, et des marchés seront mises en place en janvier prochain ainsi qu'un Conseil européen du risque systémique. Aux Etats-Unis, un Conseil des risques systémiques est également mis en place, une attention plus grande est portée à la protection des consommateurs, et une meilleure coordination s'instaure entre la SEC, la CFTC et la Fed. Au final, toutes les structures de supervision ont été revues et sont davantage intégrées et coordonnées. Ces avancées ne sont pas toujours perçues par l'opinion publique, car non seulement les enjeux sont techniques, mais il faudra encore attendre deux ans pour que l'on récolte les fruits de cette nouvelle architecture.

Pourquoi faut-il autant de temps ?

En matière de régulation, il faut toujours compter un minimum de deux ans entre l'annonce politique, l'adoption d'une règle et son application, parce qu'elle concerne des acteurs importants, internationaux et que les enjeux sont très techniques. Si l'on prend par exemple les agences de notation, les régulateurs mondiaux étaient d'accord pour mieux les contrôler dès 2008, mais leur supervision ne sera effective que début 2011. Il en va de même pour les hedge funds. Voyez encore les centres offshore : dès 2008, il avait été décidé de moraliser les rapports avec eux, mais cela prend du temps pour enquêter sur le terrain, envoyer des missions d'inspection... Les dossiers avancent néanmoins, comme on vient de le voir il y a quelques jours avec les nouveaux ratios prudentiels des banques proposés par le Comité de Bâle ou encore avec l'adoption cette semaine par le Parlement européen du "paquet Larosière"

Comment jugez-vous les propositions de Bâle 3 ? Ne pouvait-on pas s'attendre à plus d'exigences de la part des régulateurs bancaires ?

Le renforcement des capitaux propres des banques permettra, en cas de problème, de limiter le recours au contribuable et à l'argent public, ce qui est un acquis important. Il faut bien voir que ces dispositions s'inscrivent dans un contexte général. On demande aux banques de financer la reprise économique par le crédit, tout en renchérissant leurs fonds propres et en instaurant une taxe sur leurs activités risquées. Il faut donc trouver un juste équilibre entre ces différents éléments. Mais les banques sont désormais au pied du mur. Elles ont obtenu des règles raisonnables en matière prudentielle. Elles n'ont donc plus aucune excuse pour ne pas contribuer au financement de l'économie.

Beaucoup d'investisseurs se plaignent du manque de transparence et de précision des comptes bancaires, aussi bien en ce qui concerne la nature de leurs activités de marché que l'évolution des encours des crédits aux entreprises, par exemple. L'information donnée au marché par les institutions financières vous semble-t-elle néanmoins satisfaisante ?

Ce que je peux vous dire en tant que régulateur de marché, c'est qu'un certain nombre d'enquêtes sur l'information financière délivrée avant la crise par les banques cotées ont été menées par l'AMF. Ces enquêtes n'ont pas montré que l'information avait été biaisée par rapport aux normes et standards existants. On peut en revanche souhaiter que ces normes soient précisées et complétées pour obtenir une meilleure transparence sur les activités de marché des banques, et connaître précisément la part de leur activité pour compte propre Mais c'est aux régulateurs bancaires de prendre des décisions en ce sens.

La mise en place d'une vraie régulation internationale ne reste-t-elle pas compliquée par les différences d'approche existant entre les Etats-Unis et l'Europe ?

Une bonne régulation internationale nécessite une convergence sur des principes clairs. A ce titre, des progrès très importants ont été accomplis, notamment sous l'impulsion de la France. Nous avons ainsi avancé en matière de rémunérations, de transparence des marchés, de standardisation, d'enregistrement et de compensation des produits financiers, de ratios prudentiels... Mais ce n'est pas parce qu'il y a convergence sur des objectifs que les pays concernés doivent adopter des méthodes strictement identiques pour les atteindre. Il n'est pas choquant que les modalités d'encadrement des rémunérations, le suivi d'un certain nombre d'activités de marchés ou les modes de surveillance des agences de notation, des hedge funds soient différents aux Etats-Unis et dans les pays européens. Toutefois, si au sein du G20, la convergence est réelle entre les pays développés, la difficulté consiste maintenant à convaincre les grands pays émergents de se joindre au mouvement. Ces derniers considèrent que la situation actuelle résulte d'une crise d'origine américaine, dont les Européens ont été les victimes, et qu'elle concerne donc avant tout les Occidentaux. Les places asiatiques, elles, en ont été les grandes bénéficiaires. Elles n'ont donc pas forcément intérêt à durcir leurs règles.

Ce manque d'implication des pays émergents risque-t-il de limiter la portée des efforts de régulation ?

Non car les pays développés représentent toujours l'essentiel de l'activité financière. Mais il est vrai que si les pays émergents restent en dehors du processus, des activités financières risquent d'être délocalisées chez eux, au détriment de la sécurité des investisseurs attirés par ces paradis réglementaires. C'est la raison pour laquelle il faut absolument intéresser ces pays aux réformes actuelles. Cela va être l'un des objectifs des prochains G20, et de la présidence française qui va débuter à Séoul en novembre. Mais la tâche ne sera pas plus aisée en matière de finance qu'elle ne l'a été lors du sommet de Copenhague sur le climat ! Il va falloir trouver des thèmes qui permettent d'associer ces grands émergents : cela peut être le cas par exemple des matières premières ou des changes. De même, on peut réfléchir à la façon de mettre cette nouvelle régulation financière au service d'un développement plus rapide dans certaines zones du monde.

Quelles sont actuellement les principales sources de divergences entre les Etats-Unis et l'Europe ?

Il existe encore deux sujets de divergence. Le premier concerne les normes comptables. Les Américains privilégient l'approche mark to market ce qui peut se comprendre dans la mesure où leur économie est financée par les marchés. Cette comptabilisation n'est pas mauvaise en soi, car c'est celle qui assure le plus de transparence. Mais elle favorise une volatilité excessive et comporte un biais fondamental dans la mesure où il faut comptabiliser quotidiennement les actifs à leur valeur de casse, ce qui peut handicaper le financement de l'économie. La seconde divergence concerne le modèle bancaire. Les réflexions aux Etats-Unis portent actuellement sur la séparation des activités de marché de celles de banque de détail et le retour à une forme de Glass-Steagall Act, sur la limitation des activités pour compte propre dans le cadre de la Volcker Rule. Sur ce sujet, tout l'enjeu est d'éviter que la nouvelle régulation de l'activité bancaire et financière ne favorise des transferts d'activités et de risques et la reconstitution d'un puissant shadow banking system. En Europe, l'approche est différente car nous sommes attachés au modèle de banque universelle. Mais dès lors que les Américains et les Britanniques réfléchissent à leur modèle bancaire, il n'est pas interdit aux Européens de se poser les mêmes questions.

Cela ne suppose-t-il pas de réfléchir préalablement à l'intérêt de certains produits financiers ?

Il faut effectivement réfléchir à la finalité d'un certain nombre de produits financiers, et de techniques de marchés. Quelle est l'utilité sociale aujourd'hui d'investir autant dans le trading algorithmique, dans le high frequency trading ? Ces systèmes présentent - me dit-on - des avantages en termes de liquidité, mais leur utilité sociale est-elle proportionnelle à la somme considérable de capitaux et d'énergie intellectuelle engagée par les opérateurs financiers ? Sans compter que les régulateurs sont dépassés par ces nouvelles techniques dans leur mission de surveillance de l'intégrité des marchés. De même, est-il réellement utile socialement d'aller vers des produits dérivés de plus en plus complexes, dès lors qu'ils ne répondent pas à la seule nécessité de la couverture de risque ? Quand les produits sont si sophistiqués qu'il vous faut des heures pour les expliquer aux investisseurs, quel est l'intérêt pour ces derniers et pour le financement de l'économie ? Certes, la complexité est génératrice de marges pour les promoteurs de ces produits, mais je ne vois pas en quoi elle est génératrice d'un avantage collectif pour l'ensemble de l'économie. Je note d'ailleurs que les investisseurs, y compris institutionnels, sont à présent davantage à la recherche de produits sûrs, avec un rendement garanti, comme en témoignent les déplacements du marché actions vers le marché obligataire.

Va-t-on vraiment vers des produits moins complexes ?

La directive OPCVM 4 a notamment pour but d'aboutir à une meilleure adéquation entre la nature du produit et son destinataire, grâce notamment à une clarification et à une simplification des informations, à un contrôle des pratiques de commercialisation au niveau européen... Je crois vraiment que la transposition de cette directive va entraîner un changement de comportement en matière de commercialisation dans les deux ans qui viennent. On va s'apercevoir que le marché ne doit pas être guidé par l'offre, quelles que soient sa nature et sa complexité, mais par la demande, en fonction du profil des investisseurs. En France, la mise en place au sein de l'AMF d'une direction des relations avec les épargnants montre que nous veillons également à ce que les produits vendus dans les banques correspondent bien aux besoins des clients particuliers et à leur profil. Dans ce domaine, l'Europe est en avance sur les Etats-Unis car ceux-ci commencent tout juste à mettre en place une agence de protection des consommateurs.

Dans le domaine de la gestion alternative, la directive AIFM suscite actuellement un vif débat sur l'attribution ou non du passeport européen aux fonds non domiciliés en Europe. Or les Américains sont en train de durcir leur propre réglementation en la matière. Qu'en pensez-vous ?

Il ne peut pas y avoir deux poids, de